Dans l’antre du glacier
Aller au cœur du glacier, ça se prépare. Les moulins se forment dans les replats des glaciers lors de l'été. Lors de la période estivale, une fois le glacier à nu, sans neige, la glace fond à la surface au contact des rayons du soleil. Cette eau liquide plus légère cherche un chemin et lorsque le glacier est sur un plateau, l'eau n'a pas d'autre choix que de creuser son passage au travers du glacier, formant d'impressionnants moulins. Des puits qui peuvent atteindre 40 à 60 m avant de continuer avec des méandres jusqu'à parfois atteindre le socle rocheux. Ces systèmes hydriques très actifs sont beaucoup trop dangereux à explorer pendant la majeure partie de l'année. Il faut attendre l'automne pour que la fonte du glacier cesse, mais il ne faut pas que la neige de l'hiver ait bouché les entrées. Nous espérons pouvoir faire plusieurs sorties dans des moulins de glace cette année, mais malheureusement l'automne a été très court en montagne et la neige est rapidement arrivée, rendant l'aventure bien plus compliquée.
Nous n'avons cependant pas baissé les bras et sommes partis à la rencontre de ce géant de glace. Il est fort probable que nous ne puissions pas explorer tous les recoins du glacier dû à la neige, mais ma foi, c'est ainsi.
On monte avec une bonne équipe, six au total. Pour se laisser un peu de temps pour explorer les moulins aux alentours, Stéphane a pris une tente que l'on installe directement sur le glacier, au bord du moulin principal. En attendant, les autres installent leur matériel de descente sur corde pendant que Benjamin et Gaëlle préparent l'équipement pour descendre dans le moulin principal.
D'ailleurs, c'est une toute nouvelle tente d'expédition 4 saisons que Stéphane veut tester avant de la prendre en expédition pour une traversée de l'Islande E-W en autonomie, tiré par les vents avec son kite. Il nous a fallu terrasser un peu le terrain pour aplanir l'emplacement de la tente et creuser une tranchée dans l'abside pour avoir de la place pour les pieds et s'asseoir confortablement. Une fois la tente installée, on stocke tous nos sacs avec les affaires non nécessaires pour l'exploration puis on s'attaque au puits.
Une paire de skis est utilisée comme ancrage dans la neige. Une corde est fixée aux skis enfouis sous la neige et permet de servir de point fixe pour descendre dans les entrailles du glacier. Des broches à glace sont installées à des points stratégiques par Benjamin pour permettre une descente la plus agréable possible, si l’on peut parler de confort dans ces conditions…
Nicolas quasiment arrivé au fond du premier puits. Plus haut, Joanna et Stéphane en train de descendre sur une autre corde en parallèle. Ce premier puits est vraiment impressionnant et nous fait directement entrer dans un nouveau monde constitué de glace bleue pure et vive, saupoudrée de neige. Le froid a figé des stalactites transformant le glacier en œuvre d'art. Joanna observe la sculpture avant de disparaître elle aussi dans les entrailles du glacier, là où la lumière ne pénètre plus. Après le premier puits, un méandre sinueux se profile à l'horizontal. On marche sur l'eau de fonte au sol, qui est partiellement gelée. Benjamin compare la texture à de la glace pilée que l'on trouve dans un mojito. On fait bien attention à mettre nos crampons sur les bords pour éviter une mauvaise surprise qui nous rendrait trempés de la tête aux pieds (le pire cauchemar dans cet environnement glacial isolé). La teinte de la glace est d'un bleu profond. Éclairées à l'aide de nos lampes frontales, les cupules dans la glace ressortent bien, pleines de facettes. Il faut s'imaginer ici que l'été, lors de la fonte du glacier, tout le méandre est rempli d'eau et que des centaines de litres par seconde s'écoulent dans ces bouillonnements. À l'aide d'un piolet technique pour la glace, on tente d'accéder à la partie supérieure du méandre. À la texture des bordures du méandre, on distingue aussi différentes hauteurs d'eau. Avec Nicolas comme échelle, on se rend bien compte de l'immensité du réseau hydrique. C'est un vrai privilège de pouvoir ainsi vivre le glacier de l'intérieur.Avec la fonte et les courants d'air, d'étonnantes structures de givre se forment sur des stalactites.
Puis, au bout du méandre, l'eau replonge pour s'enfoncer encore plus dans le glacier. L'eau liquide étant plus légère que l'eau glacée, elle cherche à se frayer un chemin jusqu'au socle rocheux du glacier. Cependant, de par l'écoulement du glacier, celui-ci se déforme et a tendance à reboucher les chemins creusés par l'eau. Un équilibre se crée entre l'eau qui sculpte la glace et le glacier qui s'autoguérit. Nous, avec nos cordes et crampons, on découvre le résultat de cet équilibre, de ce magnifique hasard naturel.
Ici, Gaëlle en pleine progression dans les puits successifs qui s'enchaînent. Atteindrons-nous le socle rocheux ? Finalement, on arrive au bout. Ici, un lac semi-liquide s'est formé, terminant notre exploration. Certaines années, il est possible d'arriver jusqu'au socle rocheux, mais cette année, c'est le glacier qui a gagné le bras de fer contre l'eau ! Il est temps de remonter. Sur six, nous ne serons que trois à passer la nuit sur le glacier. Les autres de l'équipe se dépêchent de s'extirper du glacier pour redescendre en plaine avant la nuit. Pendant ce temps, Benjamin déséquipe le moulin en retirant toutes les broches à glace et les cordes. On profite avec Stéphane et Benjamin pour prendre quelques images. Ici, le méandre fait un contour à 180°, très impressionnant. Il n'est vraiment pas facile de faire des images esthétiques de l'intérieur du glacier sans humain pour donner une échelle ou un point d'accroche familier dans l'image. Je tente tout de même quelques images avec le méandre justement, qui rencontre une cascade figée dans le temps. Peu à peu, on sort de l'obscurité totale et de la lumière filtre depuis l'extérieur. La glace translucide ressemble à un joyau se teignant d'un bleu cristal. La neige fraîche légère, bien plus blanche, saupoudre le relief et contraste avec la glace froide et dure. Mais ce n'est pas tout, il faut maintenant remonter les 50 m de puits à la force des mains !En attendant que Stéphane se hisse jusqu'à la surface et libère la corde pour que je puisse commencer mon ascension, j’en profite pour immortaliser le fond du puits. Mon esprit s'évade et je m'imagine des mondes de glace : ici, une grande salle des fêtes glacée avec son chandelier de cristal.
Une fois sortis du puits principal, on a juste le temps de dire au revoir à Joanna, Gaëlle et Nicolas qui repartent déjà pour la plaine. Avec Stéphane et Benjamin, on profite pour aller explorer le moulin dit « la cascade ». On se dépêche pour y être avant la tombée de la nuit. On refait un ancrage avec des skis et on se laisse glisser au fond du puits. Ce puits est vraiment très impressionnant, très profond et large. Benjamin, bien habitué à la spéléo sous-glacière, installe tout l'équipement, mais moi, je dois avouer avoir un petit coup de panique avec un début de vertige. Je me maintiens à la corde, fais une pause et pose ma respiration. Je me concentre vraiment sur mes inspirations et expirations pour faire redescendre mon rythme cardiaque à la normale. Ma jambe fébrile se stabilise et je descends les derniers 10 m sur corde.
Au fond, la neige a tout recouvert. On tente de creuser avec la pelle pour trouver la suite, un méandre, mais rien. Après deux heures à creuser, faux espoirs après faux espoirs, il faut se rendre à l'évidence : on ne trouvera pas de suite… La neige précoce nous empêche de continuer l'exploration, ce sera pour l'année prochaine…
D'ailleurs, la nuit est maintenant tombée. Il est l'heure de remonter au camp.
De nuit, l'ambiance change, on dirait presque que l'on est sur une autre planète. Stéphane, sur sa corde et sa frontale, me fait penser à un astronaute en apesanteur. Entre ses jambes, on distingue Benjamin se trouvant à un « fractio » plus bas. Il déséquipe le puits en attendant que Stéphane arrive à ma hauteur, se longe et libère la corde.Stéphane arrive à la sortie du puits. Il change de corde et se fixe à la dernière ligne. Sa lampe frontale fait ressortir les douces courbes des corniches bordant le puits. Des corniches qui peuvent être fatales pour les imprudents qui voudraient observer d'un peu trop près. Ces corniches sont très instables et peuvent céder en cas de surpoids. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles on veut explorer les moulins avant les premières neiges.
Une fois de retour au camp, dans la tente, à l'abri du vent glacial, on met en route le réchaud. En attendant que la neige fonde puis que l'eau bout, on se régale d'un apéro à base de chips paprika, gruyère et saucisson. On ne se laisse pas abattre !
Une fois rassasiés, on se glisse dans nos sacs de couchage et l'on essaie de trouver le sommeil. Pendant toute la première partie de la nuit, on entend le crissement de la neige tomber sur la toile de la tente puis, en seconde partie de nuit, plus rien. Le froid se fait aussi plus mordant, un signe que le ciel s'est dégagé !
Au petit matin, 5 à 10 cm de neige ont recouvert la tente. Pas de quoi faire disparaître nos traces de la veille ni de tester la résistance de la nouvelle tente de Stéphane, mais largement de quoi donner une belle ambiance féérique d'hiver. Les couleurs matinales teintent le ciel d'un orange léger qui réchauffe l'atmosphère uniquement de manière visuelle. Pour mieux représenter l'immensité de ces moulins, ici le trou principal avec notre camp de base à côté. L'ambiance matinale est splendide mais fraîche ; j'ai empilé deux doudounes pour être à l'aise. Le vent s'est aussi beaucoup levé par rapport à hier, rendant l'expérience à l'extérieur moins agréable.Ici, on voit la marmotte de Benjamin émerger doucement de la tente. Dans la neige, impossible de planter des sardines classiques. Pour maintenir la tente, on plante les bâtons de ski à l'envers pour tendre les cordes maintenant la tente en position. Avec le froid et l'humidité, du givre s'est formé sur les bâtons.
Malheureusement, c'est le moment pour Stéphane de nous quitter car il doit travailler en ce lundi. Benjamin a congé le lundi avec ses horaires irréguliers d'ambulancier et moi, j'ai congé le lundi avec mon taux de travail à 80 %. De quoi aller explorer un ou deux puits de plus si le temps nous le permet. Les espoirs de trouver une suite aux puits sont maigres avec cette neige, mais l'aventure est tout de même belle même si seul le premier puits est accessible. On décide d'aller voir le moulin du retraité. Comme d'habitude, on creuse une petite tranchée dite « boîte aux lettres » pour enfouir une paire de skis qui servira d'ancrage pour descendre au fond du puits. On se laisse glisser les 40-50 m jusqu'au fond rempli de neige.
On ne fera pas trop long. Avec le vent, des bourrasques de neige s'engouffrent dans l'abîme. Les dimensions sont impressionnantes ; malgré l'objectif ultra grand angle Sigma 14-24 mm f/2.8, il me faudra faire un panorama de plusieurs images pour capturer toute la verticalité du puits du retraité. Avec Benjamin, on n'est pas à 100 % dans nos crampons ce matin. Pour ma part, je commence à remonter sur la corde et c'est après 4 mètres que Benjamin me fait remarquer que j'ai oublié le sac à dos au fond du puits. Et lui, il oubliera son piolet au fond du moulin, qu'il devra aller rechercher par après. Bref, un mal de crâne s'installe doucement, on décide que l'aventure se termine ici et que l'on ne prospectera pas d'autres moulins aujourd'hui. Il est temps de repartir avec nos gros sacs très chargés. On remonte tout doucement en faisant de nombreuses pauses avant de redescendre à l'aide des installations mécaniques jusqu'en plaine.




